Carla Serena
Née Carolina Hartog Mergentheim à Anvers en 1824, mariée en 1848 à Leon Serena, Vénitien, ils sont expulsés de Venise en 1849 en raison de la participation de celui-ci à la révolte contre l’Autriche. Leon et Carla, tous les deux fortunés et socialement ambitieux, finissent par s’installer à Londres où elle tient d’ailleurs salon. Le couple a eu 5 enfants entre 1850 et 59. Elle commence par ailleurs une carrière de journaliste qui l’envoie en reportage à l’exposition universelle de 1873. Elle est polyglotte et parle l’allemand. Elle est présentée durant son voyage à l’empereur d’Autriche et au roi d’Italie et rapporte de Vienne un court ouvrage intitulé Lettres d’Autriche écrit sous le nom de Carla Serena, désormais son nom de plume.
Ce voyage est un véritable tournant dans sa vie : en effet, en 1874, à l’âge de 50 ans, après le mariage de sa fille aînée, elle quitte Londres et sa famille pour un périple de 5 ans qui la mena d’Angleterre au Caucase, en passant par la Scandinavie, la Russie, la Grèce, la Turquie puis la Perse. Elle est munie d’un certain nombre de lettres de recommandation fournies par son réseau mondain[1] qui lui permettent de rencontrer entre autres le roi de Suède et de Norvège auquel elle dédie ses Lettres scandinaves et qui la recommande au couple royal grec) et le vice-roi du Caucase, le Grand-Duc Michel Nikolaïevitch, frère du tsar.
Arrivée par la Turquie d’où elle part en bateau de Trébizonde jusqu’à Batoum (sud-ouest de la Géorgie) puis Poti en Mingrélie, elle arrive à Tbilissi par la ligne de chemin de fer transcaucasienne construite par l’empire Russe à partir de 1865. Véritable pionnière, elle est la première Européenne à avoir aussi longuement voyagé en Géorgie, le plus souvent seule, à pied ou à cheval, souvent hébergée dans des conditions inconfortables. Elle est une observatrice fine et perspicace des gens qu’elle rencontre et de leur cadre de vie qu’ils soient de condition humble ou élevée. C’est ainsi qu’elle se liera avec la fascinante princesse Catherine Dadian, ex-régente de Mingrélie.
Ses excursions en Abkhazie en particulier ont un caractère tout à fait exceptionnel dans la mesure où ce territoire étaient jusque-là totalement inconnu des voyageurs européens.
Les récits de ses voyages au Caucase seront publiés dans le journal français « Le Tour du Monde » de 1880 à 84. Les multiples illustrations que comportent ces récits, dont la richesse est sans égal pour son temps, viennent compléter son étude ethnographique, architecturale et géographiques.
Un certain nombre de ses livres publiés initialement à partir de ses notes de voyage par les éditions G. Charpentier ont été republiés par Gallica (bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France et de ses partenaires), notamment Mon Voyage : souvenirs personnels, Vol 1 De la Baltique à la mer Caspienne (1883), Vol 2 Une Européenne en Perse, Hommes et choses en Perse (1883), Seule dans les Steppes (1883, dédié au roi d’Italie).
D’autres femmes ont parcouru (bien moins longuement) les mêmes contrées que Carla au XIXème siècle : Adèle Hommaire de Helle (1810-83) et Jane Dieulafoy (1875-1916) femmes de lettres et auteurs de récits de voyage[2] Mais elles ne voyageaient pas seules : toutes deux ont parcouru le Caucase et la Perse en compagnie de leurs maris.
Carla Serena a connu une certaine notoriété de son temps. Ainsi, Victor Hugo écrivit une dédicace pour le premier tome de son livre Mon voyage, souvenirs personnels sous forme de recommandation pour les lecteurs et de félicitation à l’auteure elle-même.
Elle fut décorée de la médaille d’or Litteris et Artibus par la Maison Royale de de Suède et le roi d’Italie Humbert la remercia publiquement en faisant frapper une médaille d’or à son effigie lors de son passage à Rome en 1882.
Elle mourut en 1864 en Grèce d’une crise de paludisme.
Les livres d’Amélie Chevallier (« Les voyageuses du XIXème siècle », 1889) d’Olympe Audouard (« Silhouettes parisiennes », 1883) et de Mme Marie Dronsart (« les grandes voyageuses », 1904) lui consacrent un chapitre.
Au XXème siècle, d’autres voyageuses, ont eu leur heure de gloire, en particulier les deux Genevoises Isabelle Eberhardt (1877-1904) surtout connue pour ses voyages à travers l’Algérie déguisée en homme et Ella Maillard (1903-1997) qui, outre le Caucase, a parcouru l’Asie dans les années 1930, et évidemment la française Alexandra David-Néel, morte en 1969 à l’âge de 100 ans, dont le plus célèbre livre Voyage d’une Parisienne à Lhassa, à pied et en mendiant de la Chine à l’Inde à travers le Tibet est paru en 1927.
Carla Serena ne ressortit de l’ombre qu’au XXIe siècle[3], avec la numérisation de ses livres et la publication de sa biographie par Daniela Pizzagalli[4] (Rizzoli, 2006). D’autres livres publiés quelques années plus tard[5] consacrent un chapitre à Carla Serena.
Les articles illustrés de Carla Serena, publiés initialement en français, ont été traduits pour la première fois en anglais, rassemblés et publiés en 2015 par les éditions Narikala (New York, Londres, Tbilisi) sous le titre « Excursions in the Caucasus ». Peter F. Skinner, éditeur du livre, s’il complimente largement Carla, relève toutefois quelques erreurs ou quelques reproches à lui faire : celle-ci, qui ne parle pas les différentes langues géorgiennes (Géorgien, Mingrélien et Abkhaze[6]), a dû souvent se contenter d’appellations approximatives des noms de lieux. Il note surtout que Carla, de fait une invitée officielle du gouvernement russe (comme beaucoup des voyageurs de l’époque), ne commente guère l’annexion assez brutale par la Russie de la Géorgie et de ses principales principautés (et à ses conséquences pour la population) entre 1801 et 1867 et donne peu d’informations sur l’offensive caucasienne des Russes lors de la guerre Russo-Turque de 1877-78. Le même commentaire sera fait par Valérie Boulain dans son livre Femmes en aventure, deux figures reconnues du voyage lointain (1912).
Ces reproches ne diminuent cependant en rien l’importance de l’œuvre de Carla Serena, son intérêt ethnographique et humain, en particulier dans le contexte géopolitique d’aujourd’hui.
[1] « Je partis seule. Pour une femme un voyage lointain étant toujours hasardeux, je m’assurai moralement. Munie de lettres amicales, je me mis en outre sous l’égide officielle de plusieurs puissances par des recommandations d’ambassadeurs, de ministres. » dit-elle dans ses mémoires
[2] Mme H. de Hell « Voyages dans les steppes de la mer Caspienne » (1868) ; J. Dieulafoy « Une amazone en Orient : du Caucase à Persépolis, 1881-1882 »
[3] Daniella évoque toutefois un article concernant Carla Serena de l’écrivaine et journaliste Antonietta Drago (Le Borghèse, 1961)
[4] Journaliste et écrivaine, psychologue de formation, Daniela Pizzagalli a écrit plusieurs biographies historiques dont une trilogie sur la famille Visconti, Seigneurs de Milan au XIVème siècle.
[5] Penelope Tuson, Western women travelling east, 1716-1916 (Arcadian Library, 2014), Louis de Maistre, les lieux du pouvoir entre mythe et Histoire (Arche, 2014)
[6] En particulier pour la langue abkhaze qui n’a pas de forme écrite